via Union Libre
Le passage du professeur de science politique Julien Bauer à CHOI Radio X Montréal le mardi 20 novembre (http://www.radioego.com/ego/listen/12379) fut très remarqué, mais pas pour les bonnes raisons. Il a en effet accumulé perles après perles, en disant par exemple que ceux et celles qui ont participé à une manifestation pro-palestinienne face aux exactions de l’armée israélienne dans la Bande de Gaza étaient du côté du « Mal » (avec un « M » majuscule), des fascistes qui auraient soutenu le régime nazi, et parlant des étudiant-e-s de l’UQAM qui y étaient présent-e-s, il les a dépeint-e-s comme une bande d’imbéciles qui se font manipuler. Face au terrorisme du Hamas, pour Julien Bauer, il n’y a qu’une réponse, comme nous disait aussi George Bush, celle de la force « civilisatrice » contre la « barbarie ».
Ce que Julien Bauer ne semble pas réaliser, c’est que son discours est de la même engeance que celui du Hamas : fanatique, dépeignant ses adversaires comme ennemi du Bien et de la Vérité, haineux, méprisant. Il refuse le débat avec ces barbares adeptes du « Mal », et ce faisant il sort lui-même de la démocratie qu’il veut défendre, car celle-ci implique la discussion et l’acceptation que l’autre puisse légitimement ne pas partager le même point de vue. Ce n’est pas d’hier que la politique étrangère agressive d’Israël se justifie par la défensive : ceux qui la critique sont affublés du titre peu flatteur d’antisémites. Ce procédé est particulièrement développé en France où les auteurs de textes soutenant la cause palestinienne et critiquant la politique de l’État d’Israël se retrouvent devant les tribunaux pour appel à la haine raciale. Tel est le cas du grand philosophe et sociologue Edgar Morin accusé en outre d’être victime, en tant que juif sépharade, de la « haine de soi » et de trahir son peuple (Benbassa, 2005). Ce qui fait dire à Esther Benbassa que « Le nouvel “antisémite » n’est plus celui qui hait le juif, mais le juif démocrate incapable de fermer les yeux sur le sort quotidien des Palestiniens placés sous occupation israélienne. Curieux renversement augmentant sensiblement le nombre d’intellectuels antisémites en Israël même ! Car il ne manque pas là-bas de juifs clamant haut et fort, dans les médias, leur rejet des décisions de leur gouvernement […] » D’ailleurs, pour cette dernière, « Cette instrumentalisation politique de l’antisémitisme mène en effet inéluctablement à sa banalisation. A un certain moment, il finira par ne plus alarmer grand monde. »
Ainsi, Julien Bauer s’inscrit-il dans une longue tradition qui revient ni plus ni moins à donner carte blanche aux actions de l’État israélien sensé selon cette perspective devoir nécessairement se trouver du côté du Juste et du Bien. C’est une tradition que déplore d’ailleurs le journaliste israélien Amnon Kapeliouk et qu’il voit trop souvent à l’œuvre dans les médias de son pays (Kapeliouk, 2009).
On pourrait attendre plus en terme d’analyse d’un professeur du département de science politique de l’UQAM, une institution dont la réputation de pensée critique n’est plus à faire. Plutôt que d’encourager le débat, la réflexion libre et critique, et d’être un digne ambassadeur de l’UQAM, Julien Bauer n’a au final que nourri les préjugés et exploité la méconnaissance des auditeurs de CHOI Radio X Montréal, faisant usage de « l’arme morale » dans le but de contraindre les personnes qui ne pensent pas comme lui au silence. Il n’a pas éclairé la situation à l’aide de son capital culturel, il l’a occulté au profit de sa propagande en masquant cela par son capital symbolique que lui procure son statut de professeur de science politique à l’UQAM.
Le regretté Thierry Hentsch, qui fut professeur au même département que Julien Bauer, voyait le rôle et la nature de l’intellectuel comme étant essentiellement critiques (de soi, de son rôle, de sa société, de la réalité), et c’est ce qui différencierait l’idéologue au service d’une cause (l’État d’Israël par exemple) du penseur en constante rupture avec lui-même et avec le monde (Hentsch, 1985). Ainsi, pour Thierry Hentsch, « Le propre de l’intellectuel est de s’interroger et d’en vivre. » (1985 : 141). Abandonner cette posture critique, c’est devenir « idéologue, technocrate ou épistémocrate » au service « du pouvoir » ou « d’un pouvoir établi » (Hentsch, 1985 : 142).
Julien Bauer, en mettant de côté tout esprit critique, et en se rangeant résolument du côté « d’un pouvoir » établi, l’État israélien, n’adopte pas l’attitude de l’intellectuel, mais celle de l’idéologue drapé dans sa rectitude morale qu’il prend pour acquise, laissant inévitablement le tort aux autres qui ne pensent pas comme lui et se voient ranger dans les catégories des imbéciles, des fascistes, des antisémites. D’ailleurs dans son inénarrable entrevue, il associe les intellectuels qui ont protesté contre les exactions de l’armée israélienne aux penseurs qui se sont ralliés au régime nazi dans les années 1930 et 1940. Au final, c’est dire que ces intellectuels critiques de la politique de l’État d’Israël sont du côté du pouvoir, et d’un pouvoir maléfique qui veut le mal pour le mal. Mais c’est oublier que dans cette histoire, l’État d’Israël est la puissance militaire régionale et qu’on ne peut comparer les assassinats systémiques du Mossad à de la vertu à l’œuvre, mais plutôt à de la virtù au sens que l’entendait Machiavel, c’est-à-dire la capacité de prendre et conserver le pouvoir.
Au final, l’approche de Julien Bauer ne nous avance guère. Pour avoir moi-même voyagé, travaillé et vécu en Israël pendant huit mois dans un kibboutz (Nir Dawid) en 1999, on comprend rapidement que cette posture moralement rigide est une des sources du problème. Les réponses des ouvriers palestiniens travaillant dans mon Kibboutz à mes questions concernant la nature du problème israélo-palestinien dirigeaient invariablement le tort du côté de l’État d’Israël et plaçaient la justice du côté palestinien. Tandis que les israéliens d’appartenance juive vivant à Nir Dawid défendaient le point du vue totalement opposé, du moins chez les plus âgés qui avaient vécu les guerres précédentes. Le plus jeunes, que je côtoyais au travail, étaient plutôt dégoûtés et fatigués de tout cela et doutaient de la justesse de leur cause pour laquelle ils devaient servir à plein temps dans l’armée trois ans, soit de 18 à 21 ans. Ils avaient été chauffeurs de blindé, artilleurs, démineurs, soldats d’infanterie, tireurs d’élite embusqués dans les buissons du Liban Sud à l’affût d’une cible mouvante du Hezbollah. Ces jeunes avaient voté pour Ehoud Barak et les travaillistes et espéraient beaucoup du plan de paix mis de l’avant par leur premier ministre.
L’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon en 2001, un criminel de guerre au regard du droit international, se déroula en pleine Intifada palestienne (qu’il avait lui-même contribué à déclencher) et signifiait la fermeture de la fenêtre d’opportunité pour la paix sous Ehoud Barak et l’instauration d’un climat d’obsession sécuritaire. La tentative précédente de mettre véritablement de l’avant un plan de paix s’est soldé en 1995 par l’assassinat public du premier ministre travailliste Yitzhak Rabin par un extrémiste juif. Du côté palestinien et du côté israélien, l’espace de manœuvre pour les compromis est faible, les pragmatiques et les modérés se voyant écrasé sous le poids des fanatiques et des sectaires israéliens et palestiniens. Julien Bauer, par son attitude sectaire et fanatique, nourrit donc le cul-de-sac politique actuel où les pragmatiques et les modérés (les seuls ouverts au dialogue et au compromis) sont considérés comme des traîtres par leurs propres compatriotes.
Ainsi, la seule solution viable à long terme d’un règlement pacifique est-elle évacuée du revers de la main par Julien Bauer et les tenants de la ligne dure, qu’ils soient palestiniens, juifs israéliens ou d’ailleurs, pour ne proposer comme solution que la disparition de l’autre ou sa reddition sans concession. On le conviendra, une telle attitude nourrit justement le conflit qu’elle vise à terminer. Cette dynamique sans fin d’une violence qui ne fait nourrir que davantage de violence et camper davantage les positions des extrémistes des deux côtés fut d’ailleurs brillamment illustrée par Stephen Spielberg dans son film « Munich » (2005) où des agents du Mossad sont lancés dans une campagne interminable d’assassinats politiques des responsables palestiniens de l’attentat envers des athlètes israéliens lors des jeux olympiques de Munich en 1972.
En plus de défendre une position politique dangereuse, car menant à un cul-de-sac, et d’occulter la complexité de la situation israélo-palestinienne par une approche manichéenne bien/mal, on peut se demander si Julien Bauer est doté de l’intégrité et de la rigueur intellectuelles nécessaires au bon accomplissement de ses fonctions de professeur au sein du département de science politique. L’idéal du savant défendu par Max Weber implique que le professeur soit apte à différencier l’étude du politique de la politique, donc que dans la salle de classe il outillera ses étudiant-e-s pour qu’ils et elles puissent analyser rigoureusement les différents phénomènes politiques, et il poussera ses étudiant-e-s à remettre en question leurs vérités reçues. Le néant intellectuel de l’entrevue de Julien Bauer, et la basse facilité avec laquelle il juge moralement ceux qui ne pensent pas comme lui (ce qui s’apparente à du terrorisme intellectuel : « ou vous êtes avec nous ou vous êtes avec les terroristes » comme disait George Bush), laissent présager un pauvre travail pédagogique auprès de ses étudiant-e-s.
David Sanschagrin, étudiant à la maîtrise en science politique
Bibliographie
Esther Benbassa, 2005, « Edgar Morin, juste d’Israel ? », Le Monde diplomatique, octobre.
Hentsch, Thierry. 1985. « L’intellectuel à l’usage ». Conjonctures et politique, n° 6, printemps.
Amnon Kapeliouk, 2009, « Israël, Palestine, que peut le droit international ? Le combat solitaire de “Haaretz » », Le Monde diplomatique, mars.
Max Weber, 2003, Le savant et le politique, Paris, La Découverte.