vendredi 22 mars 2013

"Quand le spectacle se poursuit en coulisse..."


Il y a deux Histoires l’Histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne, puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des évènements, une Histoire honteuse. (Illusions perdues – Honoré de Balzac)

Après avoir lutté pendant des mois contre le déséquilibre de la répartition sociale du capital économique, force est de constater que la lutte doit désormais également se poursuivre sur le terrain des autres formes de capitaux : symbolique, culturel, politique. Nous en sommes à l’heure d’écrire l’Histoire en fondant la légitimité des récits qui se bousculent déjà, gentiment, bien sûr, dans une librairie près de chez vous. Ou encore au Lion d’Or, lieu du lancement De l’école à la rue : dans les coulisses de la grève étudiante, un ouvrage co-écrit par Philippe Éthier et Renaud Poirier-Saint-Pierre, respectivement élu sur le conseil exécutif de l’ASSÉ-CLASSE, et attaché de presse au comité média de cette dernière.

Comment ont-ils fait?

Selon ses auteurs, l’objectif du livre, dont nous célébrons aujourd’hui la naissance, serait de dégager les différentes pratiques mises de l’avant lors de la grève de telle sorte qu’elles puissent guider les générations futures. Ont volontairement été évacués les différents débats et conflits internes pour produire le récit le plus consensuel possible. S’imagine-t-on vraiment que ce dont les dites générations futures ont besoin, c’est d’un paquet de généralités, d’une chronologie factuelle des événements et de leur organisation technique? Pour éviter de répéter les mêmes erreurs et pour permettre une politisation solide, il est, au contraire, essentiel d’afficher les contradictions, les impasses et les conflits internes qui ont marqués la grève.

Mais ce mutisme volontaire n’est pas une première. À l’intérieur du mouvement de grève (avant, pendant et après celle-ci), les retours critiques ont été majoritairement dévalorisés. C’est alors que cette production « consensuelle » est dérangeante puisqu’elle est bâtie sur l’occultation des débats d’idées entre tendances politiques, devenus si difficiles et dérangeants. Des différentes perspectives que nous avons occupées durant la grève de 2012, il est impossible d’avancer un consensus autour des mécanismes qui ont bien fonctionné pour bâtir une mobilisation de masse et une structure qui la supporte et l’alimente. L’ensemble de réflexions et d’analyses concernant les pratiques politiques de la CLASSE que présentent les auteurs, à partir de leur posture spécifique dans le mouvement, n’est pas neutre. Elle résulte d’une sélection opérée qui retient et ficelle une très mince parcelle de la réalité : celle des vainqueurs qui publient et privatisent aujourd’hui leur bilan de grève, chez Éco-société.

La violence d’une histoire « consensuelle »

En faisant silence sur la pluralité des réalités politiques, sur les souffrances vécues et sur les stratégies de répression interne envers différentes franges politiques, les auteurs nourrissent et encouragent la propagation des pratiques a-critiques au sein du mouvement. Taire les initiatives pour transformer les rapports sociaux (de sexe, de classe, de race) de l’histoire est une posture fondamentalement violente.

Une page seulement de ce livre est consacrée aux principes féministes de l’ASSÉ-CLASSE, page qui n’a guère le temps d’aborder les démissions en bloc largement documentées de deux comités dont le principal motif était la reproduction de rapports de pouvoir. Le livre ne nous apprend pas pourquoi à la seule manifestation féministe de la CLASSE presque tout le monde s’est fait arrêter. On n’apprend pas non plus comment Phillipe Éthier et Gabriel Nadeau-Dubois ont demandé à une membre d’un comité de la CLASSE de démissionner et de camoufler son implication lorsqu’elle fit face à des charges criminelles. Ne sont pas présentées non plus les critiques féministes qui ont été adressées à leur équipe exécutive. À vrai dire, la section « féminisme » est si consensuelle qu’elle n’a presque plus rien à voir avec les expériences des militantes féministes de la grève. Pourtant ce sont entre autres leurs initiatives qui ont permis de faire vivre la grève, de mobiliser des gens, de s’organiser, de faire en sorte de la rendre plus inclusive. Elles sont parties prenantes des coulisses de la grève, des coulisses où ça jouait parfois rough entre militant-es.

Bref, les auteurs ont lutté de leur côté, du haut de la pyramide qu’ils ont construit. Ce ne sont pas seulement des désaccords tactiques que nous entretenons avec eux, mais plutôt des tensions profondes entre deux modes de luttes différents. Mais peut-on vraiment être surprises qu’une Histoire des femmes écrite par des hommes sonne encore tout croche? Nous ne sommes pas les premières à le dire: l’Histoire consensuelle est une histoire violente de privilégiés, où les voix discordantes n’ont pas leur place.

« C’est un beau roman, c’est une belle histoire… »

L’absence dans l’ouvrage d’une culture de la responsabilité et de retours politiques critiques sur les pratiques et les objectifs a comme conséquence de participer à la mythification des auteurs. Autour de leurs héroïques personnes est construit une aura de puissance individuelle devenue le gage nécessaire à la capacité à agir politiquement sur le monde. Les nombreuses scènes romancées de l’ouvrage (comme celle où les valeureux guerriers de la CLASSE, armés de leurs walkie-talkie-crssh-crssh se retrouvent malgré eux dans une angoissante mais ô combien grisante course contre la montre pour fournir avant le SPVM le nombre de manifestant-es aux médias) participent d’ailleurs largement de cette représentation déphasée des acteurs. Développer une lecture de son implication dans la grève comme faisant profondément et structurellement partie du problème semble donc être perçu comme incompatible avec l’héroïsation de l’engagement politique progressiste : on ne pourrait pas à la fois faire partie du problème et vouloir contribuer à sa résolution. Quand on déplace ainsi la problématique vers les pratiques politiques et leurs conséquences sur la vie des autres, on nous accuse de contribuer à une dépolitisation issue d’une culture chrétienne de la culpabilité. Ou bien, encore mieux parce que tellement poignant, on se fait taxer d’intolérance politique. Si les interrogations et les critiques des féministes, entre autres basées sur l’idée que le privé est politique, constituent de l’intolérance politique et bloquent ce sentiment moral d’intégrité et d’authenticité que certains militants ressentent, eh bien soit. On pense vraiment que c’est un minimum si on veut transformer les rapports sociaux.

« La CLASSE perturbe littéralement l’ordre naturel des choses » (Le livre en question)

Ce n’est pas tout le monde qui peut produire un livre comme celui-ci. Il faut non seulement avoir des contacts et les ressources nécessaires, mais il faut être capable de se libérer du temps. Que deux membres masculins et blancs élus dans les structures de l’ASSÉ puissent se permettre de soumettre un manuscrit lavé de ces conflits n’est pas un hasard. Leur position privilégiée leur permet d’écrire sur la grève en s’autoproclamant spécialistes et en s’appropriant les techniques d’organisation de cette grève qui se base autant sur la mémoire et les pratiques de générations de militant-es que sur les expériences d’auto-organisation variées. Par la diffusion de leur vision de l’histoire comme étant consensuelle et homogène, les auteurs se placent au-dessus de tous les militant-es qui sont des acteurs et des actrices à part entière du mouvement, et qui n’ont pas le loisir d’écrire un livre qui raconte leur vision de l’histoire selon leur place tout aussi intéressante dans la grève. Derrière l’idée consensuelle de ce livre, ce sont les voix et la légitimité de toutes ces personnes qui sont écrasées par l’aplanissement d’un dissensus vital à toute manifestation politique qui se veut vivante.

Dans cette dynamique, il n’y a que les auteurs qui gagnent; qui gagnent de la notoriété, du capital symbolique, et l’imposition de leur vision à travers le temps (et accessoirement puisqu’ils vendent leur livre). L’Histoire qui se fige dans le temps et l’espace est complètement uniformisée pour que tout ce qui a été vécu puisse entrer dans les cases bien délimitées que les auteurs nous imposent. N’oublions pas que les choix de contenu de ce genre de livre ont un impact sur ce qu’on retiendra de l’histoire de cette grève. Il nous apparaît donc primordial de faire ressortir toute la problématique de la différenciation entre le traitement qu’on fait à un livre qui présente des analyses consensuelles et aux écrits qui présentent des analyses conflictuelles. En effet, il existe de nombreuses productions qui s’avancent sur le thème des conflits à l’intérieur même de l’ASSÉ-CLASSE, mais elles n’auront jamais droit à la diffusion ou au respect dont ce livre jouit. La diffusion même d’écrits à partir d’une vision féministe critique du fonctionnement de l’ASSÉ-CLASSE a été dans les dernières années un enjeu de pouvoir important. D’ailleurs, il est intéressant de noter que la vision uniforme De l’école à la rue détonne violemment d’avec ce qui a été réfléchi dans les bilans produits par une diversité de militant-es, en vue du congrès d’orientation de l’ASSÉ 2013, : http://orientation.bloquonslahausse.com/. Ainsi, leur recette magique présentée pour réussir un mouvement large, est un modèle bleaché, essoré, séché, complètement vidé de son contexte pluriel et des dynamiques de pouvoir qui existaient au sein du mouvement étudiant.

De l’image de la grève à la grève de l’image

Cette formule a commencé à circuler pendant la grève sur la bouche de ceux et celles qui ont réalisé rapidement, avec amertume et colère, que la CLASSE perdait pied et succombait aux petits chefs dans les coulisses. À l’époque, les spotlights étaient sur Gabriel Nadeau-Dubois, mais plusieurs dénonçaient déjà les discours écrits par d’autres du grand comédien du spectacle de la grève. Aujourd’hui, les caméras se tournent vers les coulisses et filment en gros plan les insolentes ficelles qui pendent encore juste au-dessus des chemises propres mais froissées de ce cher GND.

Par cette critique, nous refusons une vision homogène de l’Histoire et des rouages des évènements. Ce privilège de production littéraire ne doit pas être celui qui sera considéré comme la vision autorisée et neutre de la grève. Au contraire, la richesse des expériences et des conflits internes est essentielle à une compréhension dynamique et à une volonté d’inclusion des différentes pratiques et idées.

Passer par des canaux mainstream pour parler d’une grève qu’on a tenté à tout prix de rendre mainstream, il n’y a rien d’étonnant là-dedans. Qu’on ne nous prête pas de mauvaises intentions, nous ne jouons pas la game des indigné-es. Mais on applaudit tout de même la cohérence et on comprend la persévérance : avoir travaillé d’arrache-pied à faire de la grève un spectacle, c’est pas maintenant qu’il faut lâcher!
D’autres grévistes…
Camille Allard, Jeanne Bilodeau, Dominique Bordeleau, Vanessa Gauthier-Vela, Vanessa Mercier, Iraïs Landry, Fanny Lavigne, Michelle Paquette, Camille Tremblay-Fournier, Yasmine Djahnine, Julie Bruneau

1 commentaire:

Mouton Marron a dit…

Beau travail. Je commence bientôt la lecture du livre, je porterai attention à ces détails-là.